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[N3 Ronde 3] Autopsie d’une feuille de match

Compte rendu d’Antoine K

Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les jurés, conformément au souhait exprimé à l’instant par la Cour, je vais entreprendre, ici, devant vous, de vous résumer dans les grandes lignes les conclusions de mon rapport d’autopsie du match Enghien – Club 608 du sept décembre deux mil vingt-quatre. Ce rapport s’appuie essentiellement sur l’analyse de la feuille de match – cote D34-067 du dossier – que je propose d’afficher sur l’écran à votre gauche, si Monsieur le greffier a bien la diligence d’appuyer sur le bouton du vidéoprojecteur… Merci.

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Dans notre métier, un adage bien connu concernant les feuilles de match veut que le plus important soit souvent ce qui n’est pas écrit. La Cour remarquera d’emblée une anomalie qui saute aux yeux concernant le document : le nom du capitaine historique de l’équipe d’Enghien, celui qui, comme l’a rappelé l’un des témoins tout à l’heure, est communément appelé « Le Chef », ce nom donc, ne figure nulle part. Sur les sept cent soixante-huit feuilles de match de l’équipe d’Enghien analysées dans mon rapport, cette anomalie ne s’est produite que trois fois. Il ne s’agit là en aucune manière d’une contrefaçon ou escroquerie, le rapport de police – cote D23-122 – ayant clairement établi que le Chef avait donné délégation du capitanat à Monsieur Antoine K pour ce match. Je souhaiterais uniquement attirer votre attention sur le fait que nous avons là d’emblée une preuve que le match s’est déroulé dans des circonstances absolument exceptionnelles.

Un autre fait remarquable est que, sans exception aucune, tous les noms des joueurs ont été écrits avec un instrument de type stylo à bille – je veux dire par là, que c’est clairement une main humaine et non une imprimante qui a été à l’œuvre. L’analyse des cent quatre-vingts autres feuilles de match du même jour relève là encore la singularité du document ici affiché. Il est en effet d’usage que chacun des deux clubs apporte une feuille de match déjà à moitié imprimée, l’autre club se chargeant de compléter manuscritement les informations le concernant directement. Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les jurés, je me permets de sortir de mon rôle et de suggérer une hypothèse. Aucun caractère patronymique n’est imprimé, simplement parce que le capitaine par intérim de l’équipe d’Enghien aurait – et je pèse mes mots en formulant cette conjecture – oublié d’imprimer ladite feuille avant le match.

(Rumeurs de réprobation dans l’assistance)

Cette hypothèse est cohérente avec le témoignage de Madame C, passagère du RER C NORA en direction de Montigny-Beauchamp, qui a déclaré – cote D19-477 du dossier ­– avoir entendu aux alentours de 13 h 33 Monsieur Antoine K se réveiller en sursaut de sa sieste pour s’écrier – je cite – « Oh punaise, la feuille de match ! ». Je me permets également de suggérer que l’activité téléphonique subséquente (13 h 34 du numéro d’Antoine K vers celui de Monsieur Laurent G puis 13 h 35 vers celui dudit Chef puis 13 h 43 vers celui de Monsieur Serge S puis 13 h 44 du numéro du Chef vers celui de Monsieur Olivier R – cote D04-341 du dossier) pourraient s’expliquer par des tentatives désespérées pour faire imprimer une feuille de match dans les règles de l’art. Les analyses de l’encre de la feuille de match menées par mon service sont formelles : elle provient de l’imprimante de Messieurs Olivier et Nathan R. Cette impression semi-conforme de la feuille relève donc à mon sens d’une action en bande organisée.

(Vives protestations émanant du banc de la défense)

Maintenant, si nous entrons dans les détails, ligne par ligne, du document, nous pouvons commencer par relever plusieurs faits marquants qui doivent absolument être portés à la connaissance de la Cour. Le premier, vous le connaissez car il a fait couler beaucoup d’encre, c’est la surprenante victoire du jeune Santiago T contre un adversaire bien mieux classé. Sur ce point, je n’ai rien de plus à apporter à ce qui a été déjà été dit à cette audience, à savoir qu’il s’agit d’une opération nette et sans bavure avec un échange chirurgical d’une dame contre trois pièces, suivi d’une conversion experte. Gageons que ce jeune espoir des échecs enghiennois saura charger son casier judiciaire de nombreuses autres victoires méritées.

Sollicité par vos soins, Madame la Présidente, mon service n’a trouvé aucun élément nouveau concernant les héroïques défaites de Géraldine M et Serge S qui ont dû faire face à de très fortes oppositions. Je rejoins sur ce point Monsieur l’avocat de la défense qui a évoqué ici-même devant vous qu’entre autres circonstances atténuantes, ces deux joueurs sont venus – louable effort ! – prêter main forte à une équipe dont la composition fut difficile.

Le volet du dossier concernant la partie de Dragan R a concentré une grande partie de nos efforts. Nous avons pu établir avec une quasi-certitude que la défaite du néo-Enghiennois est certainement due à une méconnaissance de la jurisprudence Boleslavsky-Stein (arrêt 1961a de la cour de justice d’URSS). Vous trouverez à la cote D16-009 du dossier nos investigations à ce sujet.

J’aimerais maintenant m’appesantir sur les accusations de Madame l’Avocate Générale envers l’équipe d’Enghien, elle qui a prononcé ces mots devant vous lors de l’audience d’hier – corrigez-moi, Madame l’Avocate Générale, si je dénature vos propos – « C’était trop facile pour Enghien, ils ont fait venir la famille R avec Olivier et Nathan, alors forcément ça leur a rapporté deux points ». Un examen minutieux des deux parties en question me permet cependant d’affirmer avec force qu’aucune de ces deux victoires ne fut un chemin bordé de roses. Dans la partie du père, la mêlée tactique initiée peu avant le 40e coup aurait pu tourner dans un sens comme dans l’autre. Et dans la partie du fils, ce n’est qu’in extremis, dans une finale de tours et pions jouée avec maestria, que la course à la promotion put être remportée à un temps près.

(Murmures dans les rangs des parties civiles)

Concernant la partie du dénommé Antoine K, dont les nombreuses défaillances en tant que capitaine par intérim ont déjà été soulignées ici – nul besoin donc, de revenir dessus, Messieurs les avocats de parties civiles sauront, j’en suis sûr, en dresser un tableau complet et édifiant au moment de leur tant attendue plaidoirie – concernant sa partie, donc, ce match nul déjouant les espoirs qu’avait fait porter sur lui le Chef, eh bien, je vais vous surprendre. Non que mon intention soit de réhabiliter Antoine K, loin de là, mais plutôt de souligner la très belle résistance de son adversaire, qui a su trouver une série de coups uniques alors qu’il faisait face à une forte pression, conduisant même au final l’Enghiennois à devoir défendre une finale inférieure, lui qui disposait d’une position si apparemment avantageuse quelques coups plus tôt.

Pour finir, j’en viens au volet le plus volumineux du dossier, à savoir la partie de Monsieur Laurent G. L’analyse graphologique fine de la croix du match nul déposée d’une main tremblante sur la feuille de match vers 19 h 26 (c’est l’heure que donne, à une minute près, notre estimation au carbone 14) met en évidence toute la tension qui aura accompagné cette partie. Commencée sous le signe d’un véritable combat de rue initié par une quasi-nouveauté théorique dans une ouverture datant pourtant de plusieurs siècles, la lutte se matérialisa par une série de hauts et de bas dont les champs électriques afférents, en changeant plusieurs fois de sens, ont créé un champ magnétique par effet d’induction, dont les modulations ont modifié à plusieurs reprises la composition chimique de l’encre du stylographe utilisé pour écrire le résultat. La décomposition spectrographique de cette encre confirme le récit rapporté par les témoins – cote D09-020 du dossier :

  • À 18 h 03, Laurent G se rend compte qu’il est gagnant (voyez la raie du spectre à 43 nanomètres), mais que le reste n’est pas qu’une question de technique ;
  • À 18 h 34, Laurent G comprend que le résultat du match sera exactement celui de sa partie, d’où une légère tension qui est visible avec cette raie à 55 nanomètres ;
  • À 18 h 46, il liquide dans une finale fou + cavalier + deux pions contre tour (on voit un certain relâchement avec l’apparition d’une raie à 31 nanomètres). Je me permets de souligner qu’à la même heure, un coup de fil est émis (cote D07-773) depuis l’extérieur de la salle de jeu vers le numéro du Chef (son portable ayant borné à Rennes-en-Grenouilles), probablement pour lui indiquer quelque chose comme « Laurent G est gagnant, mais méfiation, attention au pat » (simple supputation de ma part) ;
  • À 19 h 04, première apparition de la tour folle sur l’échiquier. On assiste alors en toute hypothèse à une accélération du rythme cardiaque des deux adversaires, qui expliquerait la double raie par effet Zeeman à 67 nanomètres ;
  • À 19 h 15, Laurent G rate le dernier gain à sa disposition. La conjonction des réactions de l’ensemble des spectateurs présents conduit à un fort élargissement de la raie à 72 nanomètres ;
  • À 19 h 21, la nulle est conclue. Le retour à une respiration normale de l’ensemble des présents se traduit par un nouvel élargissement spectral, mais cette fois à 21 nanomètres.

Ainsi, l’ensemble des investigations menée sous l’égide du laboratoire que j’ai l’honneur de diriger ne pointe que vers une seule conclusion : ce fut un match chaotique, certes, mais tous les indices concordent pour dire qu’aucun délit manifeste ou aucune faute n’est à retenir à l’encontre des joueurs de l’équipe d’Enghien.

(Applaudissements dans le public)

Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les jurés, je suis à votre disposition si vous avez des questions.

2 commentaires.

  1. Merci monsieur l’expert pour cette analyse précise et exhaustive.
    Mesdames et messieurs les jurés, vous pouvez consulter les documents présentés.
    Monsieur le procureur à vous la parole.

  2. Merci Antoine pour ce morceau de choix !

    Des investigations auraient tout aussi bien pu être menées par la partie Enghiennoise sur la présence en début de soirée sur le parking d’une suspecte automobile conduite semble-t-il par un certain Yevgenni 608 Vladimirovitch Zoukhar, mais l’EDL a manifestement choisi la dignité dans cette affaire.

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