N3 : Les innombrables tâches d’un capitaine.
Ami lecteur, un conseil amical : si on te propose d’être capitaine d’équipe – même avec force courbettes, sourires et tapes dans le dos – refuse catégoriquement.
Même dans un club aussi prestigieux que « le meilleur club de France avec vue sur le lac d’Enghien », même avec des équipiers aussi charmants, brillants, responsables, amusants, intelligents, bien coiffés, grands, beaux, forts, et modestes, capitaine d’équipe n’est pas une sinécure. Jugez plutôt :
Avant chaque match, tel Sisyphe montant son tonneau (heu… non, pardon) Comme les Danaïdes remplissant le roch… (mmm… non plus) Enfin bref ! Avant chaque match, le capitaine supplie ses partenaires de participer à la prochaine rencontre. Il puise dans Démosthène ou Cicéron, Winston Churchill ou Martin Luther King, Charles de Gaulle ou Serge Schoulika, les trésors d’éloquence nécessaires à convaincre les joueurs.
Deux cas de figure se présentent alors : il manque un ou deux joueurs pour compléter l’équipe. Alors Descartes et Schopenhauer sont appelés à la rescousse pour convaincre les hésitants.
Mais le cas le plus difficile à résoudre est celui – rare heureusement – où huit volontaires se présentent pour les sept places disponibles. Le capitaine demande alors discrètement avis à quelque personne de confiance, n’en tient aucun compte, tranche en son âme et conscience, et, avec pédagogie explique à l’exclu les raisons de son choix (afin de ne pas blesser la susceptibilité de la personne – au risque de se retrouver dans le cas n°1 la fois prochaine – il est important de bien élaborer son discours).
Exemples de raison à invoquer : tu as gagner toutes tes parties depuis le début de la saison, faut en laisser un peu aux autres maintenant ; notre féminine est une jeune joueuse dont c’est le premier match, ton bonnet risque de lui faire peur ; je préfère que ce soit Alain qui joue ce match car il connait un p’tit resto sympa qui nous fera un prix, tu comprends c’est pour les finances du club.
En parallèle, car les réponses au message d’invitation peuvent s’étaler sur plusieurs jours, il faut consulter le site de la fédération pour vérifier le lieu de la rencontre puis contacter le club organisateur pour s’assurer de l’adresse de destination (notre poule contient des clubs du Val d’Oise, de Picardie et du Pas de Calais. Afin d’éviter les trop longs déplacement certains match se déroulent à mi-chemin).
Heureusement la réponse arrive vite : non l’adresse sur le site de la FFE n’est plus la bonne depuis plusieurs années et non le match n’a pas lieu chez nous car notre salle est trop petite et nous recevons déjà un autre match d’un club valdoisien.
Évidemment, le capitaine doit garder son sang-froid en toutes circonstances. Il consulte la centaine de messages échangés à l’inter-saison pour l’élaboration du calendrier (résumé des échanges : oui nous préférons jouer à mi-chemin que de faire 500 km dans la journée, non nous ne préférons pas jouer à 10 heures le dimanche matin, non nous ne préférons pas jouer à 16h00 le samedi ça fait rentrer trop tard etc. etc. Multiplier ces échanges par les dix capitaines d’équipes, ajouter le président qui répond qu’il ne répond pas parce que son capitaine n’est pas encore désigné ou le capitaine qui change d’adresse de messagerie et vous aurez bien la centaine de messages mentionnée ci-dessus).
Cette fastidieuse consultation ne permet pas de trouver un quelconque document invalidant celui affiché sur le site de la FFE.
Un appel à la responsable de groupe nous suggère de contacter le correspondant du club de Camon (je précise immédiatement que je ne me laisserai aller à aucun des misérables jeux de mots entendu ce week-end à propos de cette charmante commune) qui doit nous accueillir lors de plusieurs matches des rondes suivantes.
Soulagement à la réponse affirmative du correspondant de Camon précisant le nom de la salle et son adresse. Soulagement de courte durée lorsque que le capitaine se rend compte que la rue Lucie Aubrac ne figure, hélas ! ni sur Mappy, ni sur Google Maps, ni dans le GPS (En effet, le capitaine doit aussi prévoir le trajet afin de déterminer l’heure de départ et le lieu de la pause déjeuner).
Heureusement, les précisions et même un plan précis, est rapidement fourni par notre sympathique hôte.
Dès que l’équipe est au complet, il faut choisir à quel échiquier et avec quelle couleur les valeureux enghiennois affronteront leur adversaire. Là non plus, la tâche n’est pas aisée. Car il faut tout d’abord bien connaître les articles 3.6 à 3.8 du règlement du championnat de France des clubs (je vous laisse le découvrir sur le site de la FFE), tenir compte des exigences des divas du clubs (« j’veux jouer à côté de Fulgence pour pouvoir lui piquer ses bounty », « Mais Heu ! Pourquoi tu me donnes les blancs ? Avec les noirs j’avais préparé une chouette variante qui sacrifie deux pièces et je voulais la tester ») ou au contraire essayer d’imaginer les préférences de certains flagorneurs (« Tu me donnes la couleur que tu veux Chef ! De toutes les façons t’as toujours raison Chef ! C’est un honneur de jouer dans ton équipe Chef !).
Une fois, ce choix difficile effectué, il faut envoyer un message à tous les membres de l’équipe expliquant : que ce match est vraiment important, qu’il faut éviter le zeitnot, que les adversaires sont très forts, qu’il faut éviter le zeitnot, que leur classement ne reflète pas leur niveau réel, qu’il faut éviter le zeitnot, qu’il ne faut pas les sous-estimer et surtout qu’il faut éviter le zeitnot. Comme le message sera le même à chaque match, se doter d’un dictionnaire de synonymes permettra d’éviter de mettre la puce à l’oreille des membres de l’équipe.
Le capitaine doit aussi s’assurer du nombre de véhicules nécessaires en tenant compte de ceux qui arrivent la veille mais rentrent avec l’équipe, de ceux qui partent avec l’équipe mais restent avec la féminine de l’équipe adverse, de celle qui risque de ne pas rester longtemps et dont il faut prévoir un éventuel retour prématuré, de ceux qui vont directement sur place et dont il faut aviser des nombreux changement de destination, de ceux qui ne veulent pas monter dans la voiture du capitaine parce qu’ils en ont assez d’entendre « Smoke on the Water », et de ceux qui veulent absolument être dans la pandamobile pour gagner au jeu de l’homme célèbre.
Enfin, avant le départ, le capitaine doit aussi s’assurer que les échiquiers, jeux, pendules et feuilles de partie sont bien chargés dans la voiture, surtout son échiquier fétiche signé par tous les participants du troisième Master, que certaines personnes mal intentionnées voudrait remplacer par une pâle copie voire une contrefaçon. En outre, il aura toujours quatre ou cinq stylos en plus de son stylo magique dans sa sacoche.
Ami lecteur, tu dois le constater par toi-même, avant même le premier tour de roue, la tâche du capitaine est un vrai sacerdoce. Mais elle n’est pas finie pour autant.
Il faut encore rouler suffisamment lentement et l’œil rivé sur le rétroviseur pour ne pas perdre la pandamobile, trouver un restaurant simple et bon marché qui puisse accueillir la nombreuse équipe, insister pour que les joueurs ne prennent pas apéritif plus vin plus digestif pour l’un, entrée bien grasse plus plat bien lourd et frites à volonté plus dessert étouffe-chrétien pour l’autre, et insister pour que l’addition soit donnée avec le café afin de gagner quelques précieuses secondes.
Heureusement, être capitaine rapporte de rares satisfactions : parfois, Emmanuel arrive le premier à la salle de jeu.
Là encore satisfaction de courte durée. Après que chacun s’est affairé à mettre en place les jeux, tandis que l’heure tourne et que l’impatience grandit, personne. Oui personne ! Ni adversaire, ni membre d’aucune des deux autres équipes devant jouer à Camon n’est visible à l’horizon. Notre hôte s’inquiète aussi, d’autant que notre adversaire connait la salle pour y être venu la ronde précédente.
Le capitaine doit faire aussi preuve de décision. Il envoie donc en reconnaissance le quasi-autochtone Alain et Emmanuel au club d’Amiens pour s’assurer que l’équipe adverse ne s’est pas trompée de salle.
Quelques minutes plus tard, huit personnes sortent d’un mini-bus aux couleurs de Béthune, se confondant en excuses. Il suffit donc d’attendre le retour des éclaireurs pour que le match puisse enfin commencer dans la bonne humeur.
Ami lecteur, ne crois pas que le rôle du capitaine se termine lorsque le premier coup est jouée. Bien au contraire ! Durant tout le match, il lui faut bien sûr jouer sa propre partie du mieux de ses maigres pouvoirs mais aussi braquer un œil sur chacun des autres échiquiers pour évaluer promptement l’évolution de la situation (oui ça fait beaucoup d’yeux).
Il lui faut ainsi réconforter Elisabeth, qui certes maîtrise bien les percepts enseignés à l’école d’échecs (développement, contrôle du centre, et roque rapide), mais hélas les applique dans une des rares positions où justement ce roque rapide n’était la réponse adaptée. Enghien 0 – Béthune 1.
Le capitaine doit cacher son inquiétude quand, à la troisième heure de jeu bien entamée, aucune position n’est clairement à l’avantage des enghiennois.
Le capitaine doit féliciter Kader qui a probablement raté un avantage décisif dans l’ouverture, mais a néanmoins conservé une bonne pression. Alors que la percée à l’aile Dame était sur le point d’aboutir, son adversaire sacrifie une pièce sur son roque. Sans paniquer, Kader colmate les brèches, puis contre-attaque et permet l’égalisation. Enghien 1 – Béthune 1.
Le capitaine doit avoir un jugement sans faille. À l’approche du zeitnot, il doit faire un point précis des scores probables de tous les échiquiers pour donner, si nécessaire, ses instructions. Ainsi il juge les avantages d’Emmanuel, Alain et le sien suffisants pour conseiller à Laurent d’accepter la nulle.
Malgré le mauvais fou, la menace de mat du couloir et les instructions du capitaine, ce dernier continue quelques coups pour tenter de profiter de la position « aérée » du roi adverse. Heureuse initiative, car bientôt, son adversaire craque sous la pression. Enghien 2 – Béthune 1.
Initiative d’autant plus heureuse, que Baroudi est maintenant clairement perdant, que la position d’Antoine devient difficile et que le gain entrevu par Benoît n’est qu’une chimère.
Le capitaine doit évidemment faire confiance à ses partenaires. Aussi, après un début quelconque et après avoir repoussé une dangereuse attaque sur son roi, Benoît force la répétition de coups qui devrait assurer le gain du match si Alain et Emmanuel convertissent leur avantage. Enghien 2 – Béthune 1.
Le capitaine doit donc aussi faire preuve d’ouverture d’esprit. Par exemple devant les expérimentations d’Alain dont les ouvertures surprennent toujours autant ses adversaires que ses partenaires. (Mais bonne nouvelle ! Alain a enfin acheté son premier livre d’échecs. Il pourra donc étudier un minimum les ouvertures – dès que le livre aura été livré). En attenant, l’efficacité est au rendez-vous puisse que Alain repousse les pièces adverses à l’aile roi et l’attaque sur son roque à l’aile dame, il gagne bientôt un pion qui sera converti sans prise de risque inutile. Enghien 3 – Béthune 1.
Le capitaine ne doit pas désespérer, même si Emmanuel perd systématiquement un pion au deuxième ou troisième coup. Le capitaine doit savoir qu’il le récupèrera plus tard avec intérêt sous forme d’attaque de mat, ou si l’adversaire se défend bien – comme ce fut le cas ici – sous forme d’une position confortable, permettant une bonne transition en finale. Finale que l’activité du roi et de la tour enghiennois suffît à conclure en gain de la partie et du match. Enghien 4 – Béthune 1.
Le capitaine peut aussi parfois s’émerveiller. Ainsi Baroudi aura gagné le surnom d’« Houdini » tant sa façon de s’extraire d’une position désespérée rappelle les performances du célèbre magicien du début du XXe siècle. Enghien 4 – Béthune 1.
Enfin, le capitaine doit louer la persévérance d’Antoine qui, après avoir quelque peu perdu le fil d’une partie tendue mais bien engagée, aura su retrouver ses esprits pour défendre avec succès une difficile finale en infériorité de matériel. Enghien 4 – Béthune 1.
Après le match, le capitaine doit enfin congratuler tous ses joueurs qui ont parfaitement respecté les consignes d’avant match : nulle aux deux premiers échiquiers et gains aux échiquiers trois à sept (en passant discrètement sous silence son absence de victoire).
Ami lecteur, je n’ai pris là qu’un exemple récent des mille et une pénibles missions qui incombent au capitaine. Tu conviendras aisément de la difficulté de la tâche.
Aussi, si ton président, sourire mielleux aux lèvres, te demande d’être capitaine d’une équipe de ton club, fuis à toutes jambes sans te retourner !
Cher Benoît,
pour être capitaine, il faut donc un sacré talent, de l’energie, du leadership, de l’expérience, de l’humour, etc. Bref, c’est tout ça que tu partages avec l’équipe depuis de nombreuses années.
Quand certains disent et écrivent “Qu’est-ce qu’il est fort le chef” ou “Sans le chef, on est perdus”, il y a beaucoup de vrai 😉
Merci pour tout, surtout pour ce talent que tu as de rassembler tes troupes dans la joie et la bonne humeur.
Vivement la prochaine compét’ chef !
Emmanuel
Posté par Emmanuel le 14 décembre 2010.
En fait, j’ai trouvé la différence entre le Chef et Jean Jacques Rousseau, le Chef a plus de 2050 points Elo.
Posté par Serge le 14 décembre 2010.
Un morceau d’anthologie ce compte rendu, un vrai pied à lire !
Accessoirement, je trouve légitime que tu rappelles sous couvert de l’humour les nombreuses missions qui incombent au capitaine.
Accessoirement bis, aucun d’entre nous n’aura plus envie de remplacer un Kptain si expérimenté 😉
A bientôt
Olivier
Posté par Olivier le 14 décembre 2010.
Un mot sur ce superbe article qui me rappelle une lointaine époque ou j’avais été propulsé capitaine…
Si tout cela est (fort bien) écrit sur le ton de l’humour, je dois dire que ce n’est pas exagéré.
Bon courage pour la suite Benoit, et bravo pour le Smoke on The Water…
Hervé
Posté par Hervé le 14 décembre 2010.
Merci Chef pour ce compte rendu très fantaisiste et sans aucun rapport avec la réalité (je ne me sens en effet pas du tout concerné par aucune des allusions à mon sujet :op)).
Et dire qu’à une époque le Chef était également Président !
Merci à tous ceux qui s’impliquent pour que ce club vive et que ses équipes puissent vivre de formidables aventures.
À quand le même récit par le Président ?
Posté par Antoine le 14 décembre 2010.
Si je peux me permettre… Tu devrais insister un peu plus sur MODESTES
Posté par Guy le 15 décembre 2010.
Vous me faîtes rougir !
Rassurez-vous : ce match était un peu particulier, c’est souvent bien plus facile avec “des équipiers aussi charmants, brillants, responsables, amusants, intelligents, bien coiffés, grands, beaux, forts, et modestes” comme vous… :o)
Benoît
Posté par Benoit le 15 décembre 2010.
Chef, tu peux ajouter aussi que même à 130 km d’Enghien, le Capitaine doit savoir répondre à la question : “Chef, Chef, on doit se placer comment pour être face au Lac ???”
Posté par Antoine le 15 décembre 2010.
4 /1. Tout un poéme tant cela est agréable à lire. A quand ton prochain tournoi car nous ne nous lassons pas d’une écriture si claire
Posté par lavin marc le 16 décembre 2010.
Je suis complètement d’accord avec Emmanuel, il a tout dit….
Chef, chef, j’ai eu un éclair de génie j’ai compris une partie de votre message !! si, si … maintenant il faudra que je pense de temps en temps à passer la 5ème dans ma Pandamobile….
Posté par Laurent le 17 décembre 2010.